« L’addiction aux écrans doit devenir un enjeu de santé publique majeur »
Par Juliette BALTZER
En 2022, 11 % des adolescents européens avaient une utilisation problématique des réseaux sociaux, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour comprendre les mécanismes de cette dépendance encore peu reconnue, l’addictologue Juliette Hazart analyse l’expérience de trois adolescentes.

Scrolls infinis, attention fragmentée, impression d’engloutissement. En 2022, 11 % des adolescents européens avaient une relation problématique avec les réseaux sociaux, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour comprendre cette dépendance numérique, j’ai recueilli les témoignages de trois jeunes femmes : Cléo, 19 ans, en recherche d’emploi à Paris ; Lou, 17 ans, lycéenne à Tours ; et Emma, 20 ans, en échange scolaire au Québec. Leurs expériences ont ensuite été éclairées par le regard de Juliette Hazart, addictologue, conférencière et auteure de Mon ado est accro aux réseaux sociaux, publié aux éditions Deboeck Supérieur (2024).
« Dès que j’ouvre TikTok, je me retrouve submergée par une avalanche de personnes belles, heureuses avec une vie parfaite, c’est un cercle vicieux, je me compare », racontent-elles unanimement, conscientes de l’impact de cette comparaison permanente sur leur santé mentale. Le phénomène touche particulièrement les jeunes filles, surreprésentées dans l’usage problématique (13 % contre 9 % pour les garçons), selon l’enquête de l’OMS. « Davantage en quête de validation sociale, elles apparaissent plus vulnérables, mais la dépendance numérique concerne en réalité l’ensemble des adolescents », nuance toutefois Juliette Hazart.
Pourquoi est-il si difficile de décrocher ?
Pour Lou, c’est la concentration qui s’effrite au lycée ; pour Emma, le sentiment d’un temps démesuré englouti ; pour Cléo, la sensation fallacieuse d’un refuge qui apaise l’angoisse. « J’ai tout le temps besoin de regarder mon téléphone pour vérifier que je n’ai pas reçu un message », confie-t-elle. Ce réflexe quasi automatique illustre bien l’addiction numérique. Comme l’explique l’addictologue, « les réseaux sociaux agissent sur le circuit dopaminergique du cerveau : ils procurent un plaisir immédiat, mais génèrent aussi un manque dès qu’on s’en éloigne ».
Chez certains jeunes, l’usage devient même auto-thérapeutique. « Quand je ne suis pas bien, je scrolle pour éteindre mon cerveau et arrêter d’angoisser, raconte Cléo, je débilise mon cerveau pour pouvoir après aller dormir. » L’écran est pourtant un piètre havre de paix, alerte Juliette Hazart. « Si on va sur les réseaux sociaux pour soulager une souffrance mentale, il ne faut pas hésiter à consulter et faire un bilan de santé mentale parce que l’addiction ne survient jamais par hasard », encourage l’écrivaine.
Un enjeu de santé publique majeur
Contrairement aux jeux vidéo ou aux jeux d’argent, l’addiction aux réseaux sociaux n’est pas encore reconnue officiellement comme une maladie par le manuel de référence de la santé mentale. « Cela contribue à la banalisation du problème », insiste la conférencière. Emma le reconnaît : « Je me dis que je peux gérer seule, alors que c’est une vraie addiction. »
Selon l’addictologue, il est urgent de renforcer la prévention auprès des jeunes et de leurs parents : « L’addiction aux écrans devrait être traitée comme un enjeu de santé publique majeur, au même titre que le suicide ou l’obésité. » Selon l’OMS, l’augmentation de la sédentarité entraîne un risque accru de surpoids et d’obésité, mais aussi, de maladies cardiovasculaires et de diabète de type 2. Sur le plan psychique, l’exposition excessive favorise la dépression, l’anxiété sociale et l’isolement. « En agissant sur les écrans, on prévient toutes les maladies qui sont aujourd’hui les plus fréquentes », résume la thérapeute.
Des tentatives de régulation
Face à cette spirale, Lou, la lycéenne, installe des applications bloquant TikTok et n’hésite pas à confier son téléphone, sur lequel elle passe en moyenne huit heures par jour, à sa mère. Emma préfère miser sur la vie en colocation pour « troquer le temps passé en ligne avec des discussions réelles ». Cléo, elle, a désinstallé Instagram avant de réinstaller l’application « pour raisons professionnelles ».
Bien qu’elle reconnaisse que ces solutions puissent être utiles, Juliette Hazart met en garde : « Supprimer les réseaux sociaux ne suffit pas à guérir l’addiction. Souvent, celle-ci cache une souffrance psychique sous-jacente comme l’anxiété ou la dépression. »
Certaines initiatives locales vont déjà dans ce sens. Dans le Puy-de-Dôme, le collège Antoine Grimoald Monnet a réussi à convaincre ses élèves de supprimer TikTok, Snapchat et Instagram, en lançant un défi collectif. Résultat : moins de pression sociale et un soulagement partagé. « Plus on impulse un mouvement collectif, plus il est facile pour les jeunes de s’y tenir », conclut l’addictologue.
Juliette Baltzer