Sombre Patte d’Ours ou Jacques Rodier : portrait d’un chaman riomois
Par Juliette BALTZER

Au cœur du quartier HLM Beauregard de Riom, en ce jeudi nuageux, je traverse une pelouse défraîchie pour me rendre au bâtiment G. Murs délavés, couleurs moroses, la cité riomoise n’est a priori pas le premier endroit auquel on penserait pour chercher à se connecter avec les forces primales de la nature ou avec les esprits. C’est pourtant ici que Jacques Rodier, chaman, a établi sa tanière. Après avoir franchi quelques marches, j’arrive au premier étage de l’édifice. « Bienvenue, je vous attendais, vous pouvez me suivre », m’invite le praticien. Je m’approche, la porte d’entrée donne sur un long couloir sombre.
Devant moi, un cinquantenaire dégarni à la barbe argentée, soigneusement peignée. Griffes d’ours, disque de bronze et amulettes de bois gravées de runes sont suspendus à des lacets de cuir autour de son cou. Ses imposants colliers m’interpellent. « Le disque est un miroir Toli pour éloigner les mauvais esprits, les autres amulettes symbolisent l’abondance et attirent les énergies positives », m’explique-t-il.
La tanière de Sombre Patte d’ours
Tandis que je m’enfonce dans son appartement, une forte odeur d’encens imprègne mes narines. J’aperçois un salon où sont entassés des cartons et des objets qui laissent imaginer un futur déménagement. Le cinquantenaire me conduit vers son cabinet. Une feuille en format A4 collée grossièrement sur une porte jaunie annonce : « Salle de soin Patte d’Ours ». Jacques s’y arrête un instant et indique : « j’ai été appelé par les esprits par le nom Sombre Patte d’Ours, donc j’en ai fait mon nom de chaman. » Il ouvre la porte.
Je tombe nez à nez avec un rapace qui me scrute. « C’est un aigle que j’ai dessiné sur la toile de mon premier tambour chamanique », précise-t-il. Le cabinet est sombre et sent le renfermé. « Je vais vous chercher de quoi vous asseoir », me souffle-t-il.
Les étagères sont remplies d’outils atypiques et de différentes matières. De la fourrure, du bois, du fer : chaque objet que je découvre m’intrigue un peu plus. Je n’ai pas le temps de tout examiner : le chaman me tend une chaise.
« Dès mes sept ans, j’ai fait des rêves prémonitoires »
Jacques s’assoit sur la table de soin et évoque ses premiers rapports avec le surnaturel. « Dès mes sept ans, j’ai fait des rêves prémonitoires, et j’avais des visions », me raconte-t-il. « Un jour, ma mère s’inquiétait de ne pas voir rentrer mon père, j’ai eu un flash et je lui ai dit que je le voyais,dit-il en regardant le sol. J’ai vu mon père tourner au coin de la rue vers notre domicile et juste après, je l’ai vu rentrer. Ma mère m’a regardé bouche bée. »
Dans sa famille, le sujet est tabou, n’en déplaise à Jacques qui continue à expérimenter cette partie de lui-même en grandissant. « Quand j’en parlais à mes parents, ils me disaient : ne dis rien sinon on va te prendre pour un fou. Donc, je me suis tu, mais j’ai fait mes petites choses de mon côté. » À l’âge de vingt ans, le jeune homme commence à jouer avec des cartes de tarot. « Je disais tout ce que je voyais dans ces cartes et c’était assez bluffant, j’avais des réponses pour des amis », se rappelle-t-il en souriant. La même année, il passe devant la vitrine d’un marchand de jeu clermontois et une force l’attire. Jacques tombe nez à nez avec un jeu de runes. Il repasse un autre jour et se retrouve de nouveau attiré par ce jeu qu’il finira par acheter.
La première fois qu’il les utilise, il explique être impressionné par ce qu’il parvient à faire. « J’étais très appelé par les runes, c’était très troublant », se souvient-il en regardant la fenêtre. Sur le rideau en toile de jute sont sommairement brodées des runes. « Il existe 24 runes, lance-t-il, ce sont des symboles très anciens qui représentent chacun des divinités et qui communiquent avec nous. »
« J’ai plongé dans un chamanisme profond »
Le trentenaire alterne missions intérimaires et emplois chez Limagrain, maissa vocation spirituelle le rattrape. Il entame ainsi des formations pour devenir chaman. « On a la possibilité de rentrer en contact avec le monde des esprits pour le bien physique ou psychologique d’un patient, d’un groupe ou d’une communauté », m’explique-t-il.
Il suit les enseignements du chaman reconnu Willem Hartman. Sur Facebook, celui-ci lui envoie des exercices tous les trois mois. Un week-end par mois, il se réunit également avec d’autres élèves de la formation dans une forêt pour une mise en application. « On apprenait à réaliser des voyages chamaniques avec des tambours », raconte-t-il. Il suit cette formation durant deux ans et demi et débourse 1 300 euros.
Après plusieurs stages, le Riomois crée son entreprise sous le statut d’ethno-thérapeute chaman. « J’ai obtenu ce statut sans avoir à passer ou fournir un quelconque diplôme », avoue-t-il. Pour promouvoir ses soins, il crée un site internet. « Esprit animal », « Reconnexion aux ancêtres », « Inhumation céleste », « Exorcisme chamanique » : une quinzaine de traitements sont proposés au total. Chaque prestation est affichée à des prix allant de 70 à 100 euros.
Les méthodes de Jacques
Dans les faits, Jacques en exerce surtout deux : le « voyage chamanique » et la « réintégration d’âme ». Le premier commence par un entretien téléphonique pour comprendre les raisons du rendez-vous. Ensuite, patient et praticien se retrouvent au cabinet. Jacques commence ses consultations par un nettoyage : « J’utilise des outils chamaniques faits à base d’os, de bois et de fer, ainsi que du tabac pour nettoyer et purifier le patient. » Pour effectuer le soin, il porte son armure de chaman en matières naturelles, afin de se protéger des mauvaises énergies du client qui pourraient l’atteindre. Elle est composée de coquillages, de fer, de pierres et de cuir, le tout formant un visage cylindrique.
Il porte alors de l’alcool et du beurre sur son tambour pour le nourrir afin que les esprits répondent et se mettent à le faire sonner. « En Auvergne, ils aiment bien la gnôle, rigole Jacques. Lorsque les esprits répondent, je rentre en transe et je visualise les traumatismes sur lesquels ont voulu travailler mes patients », continue-t-il. « Ça peut être très dur quand ce sont des femmes qui se sont faites violer quand elles étaient enfant », témoigne le chaman à voix basse. Il est rare que les effets soient immédiats, c’est pourquoi Jacques garde toujours contact avec ses patients dans le mois qui suit pour aider en cas de chamboulements émotionnels. « Je suis un messager, je dis ce que les esprits me demandent de dire et, après, les patients en font ce qu’ils veulent. »
Le chaman propose également des prestations téléphoniques à faible coût. Lors de ces séances, il écoute ses patients et tente de les aider. « Parfois, les clients me prennent pour un psychologue. Alors, je fais ce que je peux mais je les redirige vers des médecins », explique-t-il. « J’envoie parfois une photo de mon chaudron qui brûle pour apaiser et traiter les problèmes de mes patients », continue-t-il en montrant des photos sur son téléphone portable.
95 % du temps, ce sont des femmes âgées entre 35 et 45 ans qui approchent le chaman. « J’aide des personnes qui ont subi un traumatisme comme des agressions sexuelles ou qui ont une addiction », conclut-il.
À la fin de notre entretien, le chaman me raccompagne vers la porte et me parle de ses rêves de voyage dans les pays nordiques. Jacques souhaite acheter un chalet pour le convertir en salle de soins. Il prépare son déménagement pour vivre à Aigueperse, dans l’espoir de réaliser son rêve.
Juliette Baltzer