Manger local : l’équation impossible des producteurs résolue par la cantine ?
Par Clémence RAOULT
Loin des slogans marketing et de l’euphorie post-confinement, le « manger local » se heurte à la dure réalité du terrain. De la Seine-Maritime à l’Allier, maraîchers et éleveurs racontent une lutte quotidienne pour la survie économique. Face à ce défi, l’Agglomération de Vichy active un levier puissant : la commande publique. L’objectif ? Que le local devienne une nécessité économique.

Ce samedi matin de la fin novembre, sur le grand marché de Vichy, les étals colorés sont dressés au cordeau. Les légumes sont là, frais, sortis de terre la veille. Mais dans les allées, l’euphorie des années Covid semble n’être qu’un lointain souvenir. Pas de cohue, juste le piétinement routinier des habitués et le regard lucide de ceux qui sont derrière le banc.
Vicky Rohaut, exposante sur le marché et productrice bio à la ferme de Priroda à Droiturier, observe ce ballet avec un mélange de résignation et de pragmatisme. « C’est paradoxal, lâche l’éleveuse-maraîchère, installée depuis 2018. Il y a une envie de retour au local, on en parle beaucoup, mais la fréquentation ne suit pas. Pendant le Covid, le marché était une excuse pour sortir, les gens nous disaient « c’est incroyable ce que vous faites ». Dès que la vie normale a repris, ils ont déserté pour les loisirs. »
« Si on n’est pas là, on ne gagne rien »
Ce constat d’un soufflé retombé ne s’arrête pas aux frontières de l’Allier. À plusieurs centaines de kilomètres de là, sous le ciel souvent gris du marché de Fontaine-la-Mallet, en Seine-Maritime, l’ambiance est la même. Ici, la météo dicte sa loi de manière encore plus brutale. « C’est un marché de plein air, on est obligés de venir quand il pleut, sinon on ne vend jamais ! », ironise Pierrick Boulard, producteur aux Légumes du P’tit Vattetot, à Vattetot-Sous-Beaumont.
Pour ces forçats de la terre, l’absence du client a une conséquence immédiate : la précarité. « Si on n’est pas là, on ne gagne pas d’argent. C’est comme les vacances : si on en prend, on ne gagne rien », renchérit Thomas Pouliquen, producteur de légumes bio à Cauville-Sur-Mer. Leurs semaines frôlent les 70 heures pour un salaire de misère, un demi-SMIC pour l’un, à peine 500 euros de prélèvement mensuel pour l’autre.
À Vichy, Vicky Rohaut ne dit pas autre chose. Malgré une ferme diversifiée (élevage, maraîchage, camping à la ferme), l’équilibre est fragile. « Aujourd’hui, c’est le RSA qui me rémunère, confie-t-elle sans détour. Je ne connais personne qui décide d’être paysan pour l’argent, mais c’est le seul métier où l’on fait 90 heures sans vacances et sans salaire. »
La grande illusion du rayon « Terroir »
Si les marchés se vident parfois, c’est aussi parce que la concurrence s’est organisée. La grande distribution multiplie les rayons « Producteurs locaux ». Une fausse bonne nouvelle pour Kevin Guerreiro, maraîcher bio auvergnat, qui y voit une confusion des genres. « En supermarché, le prix affiché est incomplet. Il cache des externalités négatives que nous payons via nos impôts, comme la dépollution de l’eau », commente-t-il. Vicky sort sa calculette : « Je vends mon poulet 12,60 € le kilo. En face, le supermarché propose du poulet rôti à 5,99 €. Je ne veux même pas savoir comment il a été élevé. »
Pourtant, certains consommateurs, comme Nicolas, croisé panier au bras au marché de Vichy, font de la résistance. Quelque 90% de l’alimentation de cet habitué proviennent des circuits courts. Pour lui, payer le prix juste est « une urgence » autant qu’un engagement politique. « C’est plus qu’une simple histoire de goût, c’est un enjeu », affirme-t-il, refusant de faire parcourir des milliers de kilomètres à ses légumes.
À cette pression économique s’ajoute une guerre d’usure contre le climat. En Seine-Maritime ou dans l’Allier, sur ce point, les témoignages se rejoignent. « Le maraîchage, c’est la première ligne, résume Vicky. Une année on est inondés, l’année d’après c’est la canicule. Plus aucune saison ne se ressemble. » Pour Kevin Guerreiro, « il faut s’adapter, encore et toujours, investir dans des serres, gérer l’eau à la goutte près, choisir des variétés résistantes, même si elles finissent parfois par brûler au soleil. »
Une question de législation, pas de mode
Face à ces défis immenses, l’idée que le consommateur seul, par son acte d’achat, sauvera l’agriculture locale montre ses limites. « C’est d’abord une nécessité, mais malheureusement c’est souvent traité comme une tendance », un phénomène de mode passager, regrette Kevin. Pour lui comme pour les consommateurs engagés, la solution doit être politique.
Il réclame des normes plus strictes : « C’est impossible qu’on importe des lentilles du Canada ou de Russie fanées au glyphosate alors que c’est interdit chez nous ! » Un sentiment d’injustice partagé par Christian, son confrère maraîcher, qui réclame davantage de contrôles sur les produits importés qui inondent les marchés de gros.
Une solution concrète : La Cuisine Locale
Devant l’ampleur de ces défis, l’Agglomération de Vichy a choisi de ne pas laisser le retour au local reposer éternellement sur les seules épaules des producteurs. La collectivité a activé le levier de la commande publique via le Projet Alimentaire Territorial (PAT). « C’est frustrant de se dire qu’on importe beaucoup de denrées alors qu’on en exporte », explique Bertrand Baylaucq, adjoint au maire à la ville de Cusset et élu en charge de l’agriculture et de l’alimentation à la communauté d’agglomération. « Notre travail est de faire en sorte qu’on ait de plus en plus de produits qui soient produits localement et consommés localement ».
La réponse concrète de Vichy Communauté est la Cuisine Locale de Cusset, inaugurée récemment. Loin d’être une usine, cet outil de production mutualisé vise à garantir un volume d’achat stable aux agriculteurs locaux tout en offrant 3 000 repas par jour pour les écoliers et les étudiants du territoire. La philosophie est celle d’une cuisine « mijotée, faite maison », pilotée par le chef Stéphane Big, ancien chef gastronomique qui cherchait à « retrouver du sens dans sa cuisine » en travaillant les produits frais.
L’objectif est d’utiliser ce pouvoir d’achat pour sécuriser les producteurs locaux et pousser la qualité. L’outil vise 100 % de produits sous signe de qualité (Bio, Label Rouge) d’ici fin 2026. L’élu insiste sur la distinction nécessaire : « Ce n’est pas parce qu’on consomme local qu’on consomme de qualité ». Mais en s’approvisionnant un maximum auprès des agriculteurs, la collectivité devient un débouché garanti qui offre aux producteurs la stabilité nécessaire pour survivre.
Remettre le paysan au centre du village
Le projet va au-delà de l’assiette. La collectivité utilise son action pour former les consommateurs de demain et lutter contre le gaspillage. L’élu explique que des actions menées en cantine ont permis de réduire le gaspillage alimentaire de 50 %, libérant ainsi des fonds qui sont réinvestis dans l’achat de produits de meilleure qualité. « C’est du bon sens : réinvestir l’argent économisé dans du mieux manger », souligne Bertrand Baylaucq.
Les enfants sont par ailleurs considérés comme des « prescripteurs » au sein de leur famille. Pour s’assurer qu’ils consomment les fruits, on ne leur donne pas une pomme entière, mais une pomme présentée en « huit quartiers en fleur », une technique qui rend le fruit visuellement plus attractif et plus facile à manger pour les écoliers. L’ambition est de remettre le monde agricole au milieu des villages, au cœur de l’action publique.
Malgré la fatigue et les comptes dans le rouge, aucun de ces producteurs ne parle d’abandonner. Ils tiennent pour le goût et pour la qualité. « Mieux vaut moins beau et meilleur », assure Pierrick. Mais le message est clair : le retour au local ne pourra être pérenne que s’il est soutenu par une volonté politique forte qui sécurise l’avenir des producteurs.
Clémence Raoult