Enquête. Agriculture : quand la transmission des exploitations se heurte aux barrières psychosociales

Par Clara GAZEL

Qui prendra le relais pour nourrir la France ? En Auvergne-Rhône-Alpes, comme ailleurs dans le pays, le renouvellement des générations agricoles est un défi crucial. Tracas administratifs, accès au foncier restreint, difficultés à adapter les exploitations aux nouvelles attentes de la société, les freins à la transmission des fermes ne manquent pas. À commencer par les barrières psychosociales, souvent sous-estimées et négligées.

Illustration figurant la transmission d’une ferme entre deux agriculteurs qui se serrent la main.
Un agriculteur sur deux sera en âge de prendre sa retraite d’ici à 2030. Crédit : Clara Gazel.

Dans la salle communale de Montmarault, au cœur du département de l’Allier, l’atmosphère est électrique en ce 5 février. « Si vous continuez à véhiculer une image aussi négative de l’agriculture, vous vous tirez une balle dans le pied ! », balance Philippe Jeanneaux, enseignant-chercheur à VetAgro Sup. À peine sa phrase achevée, un agriculteur de l’assistance, visiblement touché par la remarque, fulmine : « Pourquoi croyez-vous qu’il faille faire autant de publicité pour attirer les jeunes ? » Le thème de la réunion, organisée par la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), est sensible : la transmission des fermes.

Car la transmission et l’installation sont devenues des enjeux majeurs pour les agriculteurs, et pour la résilience du modèle agroalimentaire français, dont l’équilibre repose sur un tissu agricole dynamique et pérenne. Qui seront les agriculteurs de demain ? Combien seront-ils ? Seront-ils suffisamment nombreux pour nous nourrir ? Des questions qui se posent légitimement lorsqu’on s’interroge sur le renouveau paysan.

Les chiffres du dernier recensement agricole, parus en 2020, illustrent ce qu’Amélie Poinssot, journaliste spécialiste des questions agricoles, dépeint comme « une hémorragie ininterrompue » dans son ouvrage Qui va nous nourrir ? Entre 2010 et 2020, la France a perdu 100 000 exploitations, soit une baisse de 20 %. Cette chute alarmante, continue depuis cinquante ans, est encore plus marquée dans certaines régions, comme en Auvergne-Rhône-Alpes, où elle atteint 23 %. Avec près de la moitié des agriculteurs âgés de plus de 55 ans, dont 30 % sans successeur désigné, la question de la reprise des fermes devient aiguë. D’autant que six candidats sur dix à l’installation ne vont pas au bout de leur parcours. Pire, d’ici 2035, 43 % des chefs d’exploitation auront plus de 65 ans et un quart seulement d’entre eux envisage une reprise de leur ferme.

La transmission, affaire d’anticipation

Derrière ces difficultés à remplacer les partants se cachent bon nombre de freins rendant le processus de transmission complexe pour les agriculteurs cédants, et la phase d’installation ardue pour les repreneurs. Lourdeur administrative, spéculation foncière, agrandissement des exploitations ou encore contraintes économiques, autant d’obstacles qui se dressent face aux agriculteurs. Mais d’autres barrières, moins connues et souvent négligées, pèsent considérablement sur le processus de transmission des fermes : les facteurs psychosociaux.

« L’aspect économique a tendance à écraser tous les autres facteurs, observe Brigitte Chizelle, sociologue spécialiste des questions de transmission et d’installation en agriculture. Quand on voit qu’environ 200 fermes disparaissent chaque semaine en France, on peut se demander si un meilleur accompagnement sur les aspects psychosociaux ne permettrait pas d’en sauver davantage. »

Si ces freins peuvent souvent fragiliser la transmission des fermes, ils s’avèrent être largement sous-estimés par les agriculteurs.

Graphique soulignant le poids des différents freins à la transmission des exploitations agricoles.
Les freins psychosociaux sont perçus comme secondaires par les agriculteurs. Crédit : Clara Gazel.

Appréhension de la retraite, attachement à la maison d’habitation, risques de conflits familiaux sont autant de facteurs qui, s’ajoutant aux barrières économiques et structurelles, nécessitent une véritable anticipation. « La problématique, c’est que les agriculteurs sont des gens qui vivent au jour le jour, pointe Philippe Voyer, conseiller transmission à la Chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme. Ils travaillent du matin au soir et beaucoup d’entre eux n’anticipent pas l’arrêt de leur activité alors que, dans l’idéal, une transmission ça se réfléchit dix ans à l’avance. »

« On n’est jamais réellement préparé » Gilles Vidal, agriculteur à Saint-Georges-sur-Allier

À Saint-Georges-sur-Allier, petit village rural du Puy-de-Dôme, l’horloge tourne pour Gilles Vidal, viticulteur de 65 ans. Officiellement en âge de partir à la retraite, il aurait aimé mettre à profit ces dix années pour anticiper la cession de son exploitation. « C’est quand il faut commencer à faire les papiers qu’on se rend compte qu’on n’est jamais réellement préparé à tout cela. Pour moi c’était une question de mois puisque dans l’idéal, je transmettais mon exploitation à mon cousin. Il suffisait de signer un bulletin de mutation et tout était terminé. »

À Saint-Georges-sur-Allier (Puy-de-Dôme), le viticulteur Gilles Vidal s'attèle au taillage de ses vignes.
“On n’est jamais réellement préparé.” Comme Gilles Vidal, viticulteur dans le Puy-de-Dôme, nombre de cédants n’anticipent pas la transmission de leur ferme. Crédit : Clara Gazel.

Mais rien ne s’est passé comme prévu pour le viticulteur. Comme tant d’autres, il a dû faire face à un refus de son entourage familial pour la reprise de ses terres. Ce n’est qu’il y a deux ans qu’il a songé à un autre repreneur, Louis Maël, aujourd’hui âgé de 19 ans, qui l’aidait déjà lors des moissons estivales. « Il était encore au lycée quand je lui ai proposé de reprendre la ferme, se souvient Gilles Vidal, jetant un regard complice à son jeune protégé. Il m’a répondu qu’il était partant mais, le problème, c’est qu’il me fait attendre parce qu’il a encore deux ans de BTS agricole à suivre. »

Le sexagénaire, usé par des années de labeur, est contraint de faire des pauses pour soigner un corps marqué par les efforts répétés. Il appréhende psychologiquement le long parcours de transmission qui l’attend avec Louis Maël. « Aujourd’hui, je suis dans le flou le plus total, le plus complet, je ne sais pas du tout comment ça va fonctionner. C’est un peu le saut dans le vide. »

« C’est un sujet tabou »

Cette appréhension psychologique de la transmission est omniprésente chez les cédants qui redoutent, pour beaucoup, le départ à la retraite.  « C’est un sujet sensible, on le voit lors de formations sur la transmission, on a souvent du mal à attirer les agriculteurs proches de l’âge de la retraite, note la sociologue Brigitte Chizelle. Ceci s’explique par le fait que la transmission renvoie à des thèmes qui ne sont pas toujours agréables : vieillir, arrêter de travailler, quitter un métier qui a occupé toute une vie. » D’où la nécessité d’alerter les agriculteurs et agricultrices sur ces freins psychosociaux.

« Il faut que le mot transmission ne soit plus tabou pour eux », avance Aurore Lamadon, conseillère transmission à la Chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme, qui a étudié les aspects psychologiques de la transmission sur les cédants. Selon elle, ces derniers sont « souvent dans une forme de déni » qui les conduit à repousser au maximum les démarches de vente de leur exploitation. Une tendance confirmée par les chiffres : en 2020, en Auvergne-Rhône-Alpes, près des deux tiers des chefs d’exploitations ne savaient pas quel serait le devenir de leur exploitation, ou ne souhaitaient tout simplement pas la transmettre.

Graphique soulignant les chiffres du recensement agricole 2020 : en Auvergne-Rhône-Alpes 36 % des chefs d’exploitants agricoles de plus de 60 ans déclaraient ne pas connaître le devenir de leur ferme en 2020, et 33 % n’envisageaient pas de départ.
Près de deux tiers des agriculteurs de plus de 60 ans ignorent le devenir de leur ferme ou ne veulent pas la transmettre. Crédit : D. R.

Conséquence directe de ces hésitations à prendre la retraite, la situation des candidats à l’installation s’en trouve compliquée, comme pour Manon (Le prénom a été modifié à la demande du témoin, requérant l’anonymat), employée agricole de 30 ans, qui cherche depuis plus d’un an et demi à acquérir une ferme dans le Livradois-Forez. « Quand je regarde le répertoire départ installation (RDI) de la Chambre d’agriculture, donc ce qui est censé être le Saint-Graal du repreneur, il y a quinze annonces qui sont là depuis trois ans et en général ce ne sont pas des super offres. »

« Ils se disent qu’ils ne vont jamais mourir »

Manon, agricultrice dans le Livradois-Forez

Au fil de ses rencontres avec différents cédants, la jeune femme est témoin de leurs réticences psychologiques profondes. « Pour eux, c’est un sujet tabou, une variable inconnue, un impensé. Mais c’est normal, comprend celle qui aspire à faire de l’élevage ovin et de la transformation fromagère. Un corps qui a travaillé toute sa vie, il n’imagine pas se mettre en pause et je pense que, dans leur tête, ils se disent qu’ils ne vont jamais mourir. »

Au-delà de l’aspect psychologique, la transmission peut faire peur aux cédants pour des raisons économiques. Le niveau des pensions agricoles est si faible – 883 euros en moyenne en 2023, selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA) – que les chefs d’exploitation ne peuvent pas se permettre de brader le patrimoine de toute une vie. « Le penchant un peu pervers de la machine agricole, c’est qu’on considère que le moyen de se rémunérer, c’est de capitaliser sur l’outil de production, regrette Manon. On s’équipe pour que la ferme prenne de la valeur, mais en parallèle on ne se dégage pas de revenus. Donc on cotise peu et au moment de la retraite, on dit aux agriculteurs que leur retraite c’est le prix de vente de leur ferme. Sauf qu’humainement c’est hyper douloureux, on s’est acharné au travail toute sa vie pour devoir vivre avec pas grand-chose financièrement. »

Rémi Pilon, accompagnateur social à Solidarité paysans en Auvergne – réseau associatif qui soutient et défend les agriculteurs en difficulté – a bien en tête l’impact de ce faible montant de retraite sur les futurs cédants et plaide pour une revalorisation de ces pensions à travers une solution innovante. « On a mis en place la dotation jeune agriculteur (DJA) pour l’installation, on pourrait bien réfléchir à une dotation vieil agriculteur pour faciliter la transmission, suggère-t-il. Ça permettrait de valoriser la retraite et d’une certaine façon permettre aux cédants d’appréhender moins cette petite mort psychologique. »

Céder…et déménager

L’enjeu est d’autant plus crucial lorsque la maison d’habitation est située au cœur de l’exploitation et que la transmission, plus complexe, rime avec déménagement. Pour Ludovic Landais, porte-parole de la Confédération paysanne du Puy-de-Dôme, cette question est « souvent problématique pour ceux qui doivent céder la maison familiale ». L’éleveur de chèvres et de brebis situé à Besse explique : « Il y a un certain devoir de mémoire, une forme de nostalgie et donc de culpabilité à céder ce qui est un héritage. Cet aspect affectif fait que ça rend difficile la transmission. »

Les structures accompagnatrices des cédants alertent alors les agriculteurs sur la nécessité de penser la transmission de la maison au même titre que celles des terres. « Dans certains départements, les permis de construire demandés par les agriculteurs qui veulent construire leur maison au cœur de la ferme sont refusés, précise Damien Bonaimé, directeur général de la Safer AURA. À court terme ça rend service, mais quand il faut céder ça peut être un réel frein, donc il est souvent préférable que la maison ne soit pas au milieu de l’exploitation pour permettre cette distance entre le lieu de vie et le lieu du travail. »

Pour les candidats à l’installation comme Manon, cette question de la maison d’habitation est centrale dans les relations qu’ils nouent avec le cédant. « En tant que repreneur on n’a pas envie de se sentir jugé par l’ancien chef d’exploitation,soupire la jeune femme.C’est l’illustration de toute la complexité du métier d’agriculteur, qui est un mélange de vie professionnelle et de vie privée. En fait, il y a de l’intime dans le travail agricole, et il y a du travail dans l’intime partout sur une ferme. »

« C’est pesant d’être le “fils de” »

Cette frontière poreuse entre vie professionnelle et vie personnelle est caractéristique du métier d’agriculteur, souvent considéré comme une vocation, une passion plus qu’une simple profession. Aujourd’hui, ce secteur ne représente plus que 1,5 % des actifs en France, contre 7,1 % en 1982 (Chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques, Insee). Une marginalisation qui s’accompagne d’une difficulté croissante à susciter des vocations, même au sein des familles agricoles.

Dans un champ, de jeunes bovins paissent près d’une citerne rouillée, témoignant d’un héritage agricole en quête de transmission.
Dans les champs, l’hémorragie est parfaitement documentée : 1,6 million d’exploitants agricoles en 1970, contre à peine 500 000 en 2020. Crédit : Clara Gazel.

Clément Delavet illustre bien cette transmission familiale parfois complexe. Jeune installé à Saint-Georges-sur-Allier depuis quatre ans, il a repris l’exploitation de son père. S’il considère cette transition comme réussie, il admet que le processus a été psychologiquement prenant. « On est très respectueux l’un de l’autre, donc ça s’est bien passé, confie-t-il avec pudeur. Mais c’est vrai que ça a été un vrai choc pour mon père qui refuse de vieillir et moi j’avais, et j’ai toujours, cette pression de porter l’héritage familial. » D’un naturel discret et optimiste, le jeune homme reconnaît que l’ombre paternelle plane encore sur son activité. « Encore aujourd’hui, les amis de mon père viennent voir l’exploitation et pensent que c’est encore son exploitation, qu’il la fait tourner, résume-t-il avec humour. Alors que non, c’est bien moi le chef d’exploitation. Donc, c’est un peu chiant et pesant d’être vu comme le “fils de”. »

Fils et filles d’exploitants agricoles, ils sont de moins en moins nombreux à prétendre à la reprise de la ferme familiale. En région Auvergne-Rhône-Alpes, 75 % des jeunes qui s’inscrivent aux Points accueil installation (PAI) – ces guichets qui délivrent l’information pour tous les porteurs de projet souhaitant s’installer – ne sont pas issus du milieu agricole. Désignée sous le terme « NIMA » (Non Issus du Milieu Agricole), cette nouvelle génération d’aspirants actifs agricoles n’a pas d’attache familiale dans l’agriculture. Ils représenteraient aujourd’hui – sans que ces données soient parfaitement documentées – plus de la moitié des installés.

Une tendance qui se confirme dans les établissements d’enseignement agricole. Alfred Gros, chef adjoint au service régional de la formation et du développement de la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF), autorité académique sur l’enseignement agricole, observe l’émergence de ces nouveaux profils. « Seulement 7 % des élèves de l’enseignement agricole en Auvergne-Rhône-Alpes sont issus de parents exploitants, indique-t-il. C’est un phénomène qu’on observe depuis 30 ans et qui nous pousse maintenant à adapter nos formations aux NIMA. »

La difficile installation des NIMA

Se dessine alors progressivement un nouveau « profil type » du candidat à l’installation. Si le parcours et l’histoire de chacun restent singuliers, ces agriculteurs et agricultrices en devenir partagent souvent des caractéristiques communes : une volonté de produire autrement, une première expérience professionnelle en dehors du monde agricole, un niveau de diplôme élevé et une présence croissante de femmes attirées par ce métier.

Infographie montrant l’évolution du profil des agriculteurs installés en Auvergne-Rhône-Alpes à travers les années : 16 % des chefs d’exploitation installés avant 2010 étaient des femmes ; elles sont deux fois plus nombreuses et représentent 32 % des installés après 2010. 78 % des installations se faisaient hors cadre familial avant 2010 ; elles ne représentent plus que 60 % des installations après 2010. 17 % des agriculteurs installés avant 2010 disposaient d’un niveau de diplôme supérieur au baccalauréat avant 2010, contre 39 % après cette date.
Plus de femmes, un niveau de formation plus élevé, moins d’installations dans le cadre familial : le profil des agriculteurs installés en d’Auvergne-Rhône-Alpes a grandement évolué à travers les années. Crédit : D. R.

Manon, en quête d’une ferme à acquérir, incarne ces nouveaux visages de l’agriculture. La trentenaire, non issue du milieu agricole, a connu un premier échec au sein d’un Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) familial. Une expérience qui lui a permis de prendre conscience des nombreux obstacles auxquels sont confrontés les NIMA dans leur recherche d’une structure pour s’installer. « Il y a des freins sociologiques, on le voit dans le regard porté par les cédants sur les NIMA : il y a toujours un soupçon de mépris de classe et ils sont très méfiants. L’agriculture c’est un très gros entre-soi. » Au fil des années, Manon a compris qu’intégrer cet univers nécessitait d’adopter très rapidement ses codes. « C’est vraiment un monde à part et c’est très, très long de s’accaparer les codes, de comprendre le vocabulaire technique, les acronymes …C’est comme s’il fallait maîtriser une forme de patois pour acquérir une certaine crédibilité́, qu’une personne qui a grandi sur une ferme a parce qu’elle a baigné dedans. »

« On te dit qu’il ne faut pas pleurer quand tes bêtes sont malades, ne pas dire que ça te fait chier de perdre une brebis que tu adores »

 Manon, agricultrice dans le Livradois-Forez

Engagée dans le réseau des jeunes de la Confédération paysanne, la jeune exploitante porte un regard très lucide sur les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes non issues du milieu agricole. « Je connais beaucoup de femmes dans mon cas, NIMA, qui abandonnent leur projet d’installation parce que c’est le parcours du combattant, témoigne-t-elle.Je suis contente d’avoir des interlocutrices féminines parce que, quand je suis avec des mecs, ça me tétanise. Il faut montrer que tu es à la fois agricultrice, charpentière, maçonne. On te dit qu’il ne faut pas pleurer quand tes bêtes sont malades, ne pas dire que ça te fait chier de perdre une brebis que tu adores, parce qu’en fait tu n’as pas le droit. Il y a un virilisme poussé à son paroxysme et, quand tu es une femme, c’est très dur de prendre ta place. »

Raphaële Bouillot, animatrice installation régionale (AIR) chez les Jeunes Agriculteurs (JA) Auvergne-Rhône-Alpes, constate également les réticences dont font preuve de nombreux cédants face à cette nouvelle génération. « Souvent, ce qu’on entend, c’est: “Oui, mais il ne vient pas du milieu agricole, il ne saura pas faire ci ou ça”. Il faut laisser la place à ces jeunes qui veulent s’installer en ayant d’autres projets, il faut aussi que les cédants l’acceptent. »

À Busséol, dans le Puy-de-Dôme, Mathieu Chirol, jeune agriculteur installé depuis trois ans, a lui aussi dû s’imposer en tant que NIMA. « N’étant pas issu du milieu, j’avais envie de m’affirmer, de prendre ma place, parce je savais que je devais faire mes preuves rapidement pour avoir cette certaine légitimité aux yeux de celui qui m’a cédé ses terres. » Un défi qui ne s’est pas fait sans tensions et une transmission qui n’a pas été « un long fleuve tranquille » pour le jeune homme dont la discrétion contraste avec la passion qui l’anime lorsqu’il parle de son métier et retrace son parcours depuis le lycée agricole. « Déjà à l’époque, en classe, j’avais compris que c’était dur de se faire une place en n’étant pas issu du milieu. Je me souviens qu’on m’a répété plusieurs fois : “Tu n’as pas de famille dans le milieu, tu n’as pas de matériel, donc tu ne feras jamais rien dans l’agriculture.” »

Mieux former aux freins psychosociaux

Louis Maël Bégon, étudiant en BTS production végétale et futur repreneur de l’exploitation de Gilles Vidal, lui aussi NIMA, doit faire face à ces réalités. Malgré les liens très forts et la complicité évidente qui le lient déjà à son futur cédant, le jeune homme de 19 ans reconnaît, avec un sourire qui ne le quitte jamais, que la transmission d’une ferme constitue une charge mentale considérable. « J’ai beaucoup trop de trucs dans la tête en ce moment en y pensant. »

À 19 ans, Louis Maël Begon manie les tracteurs de l’exploitation qu’il s'apprête à reprendre d’ici deux ans.
À 19 ans, Louis Mäel Begon est l’un de ces nouveaux visages du monde paysan, non issu du milieu agricole. Crédit : Clara Gazel.

Encore plongé dans son cursus de formation, il regrette que ces aspects psychosociaux soient si peu abordés en cours. « C’est un sujet qui est évoqué mais toujours par le prisme technique. J’aurai aimé avoir l’intervention d’un cédant et d’un repreneur qui ont vécu le processus de transmission, qui puissent expliquer les difficultés rencontrées, d’un point de vue concret. On a des présentations sur le sujet mais cela reste très généraliste et théorique. »

Un constat largement partagé par la sociologue Brigitte Chizelle. « On prépare les jeunes à s’installer et à devenir des entrepreneurs, mais pas à reprendre une ferme. Ils ne sont pas formés aux discussions avec les cédants, à la négociation. Il faudrait intégrer ces aspects psychosociaux dans les formations agricoles. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus abordés, même si cela reste encore insuffisant. » En charge du suivi des établissements d’enseignement agricole en région Auvergne-Rhône-Alpes, Alfred Gros admet que la formation à ces enjeux psychosociaux « n’est pas ancrée partout », mais souligne qu’elle constitue un enjeu qui a vocation à être développé progressivement.

Choc des générations

Au-delà des barrières sociales, un autre défi se pose lors de la transmission des fermes : le fossé générationnel qui sépare cédants et repreneurs. Les candidats à l’installation aspirent souvent à innover dans leurs pratiques du métier, face à des cédants, anciens agriculteurs, souvent attachés à des méthodes plus traditionnelles. Si ces aspirations ne sont pas forcément incompatibles, elles sont à l’évidence sources de contraintes et de tensions.

« On n’avait pas la même vision du métier »

Mathieu Chirol, agriculteur à Busséol

« On s’est rendu compte tardivement qu’on avait 40 ans de différence d’âge, témoigne Mathieu Chirol. Je venais de sortir de l’école et lui voulait lever le pied, donc on n’avait pas les mêmes objectifs et pas la même vision du métier. » Résultat : alors qu’il s’était installé en société avec son cédant pour faciliter la transmission sur plusieurs années, il a dû se rendre à l’évidence et rompre prématurément leur collaboration. « Les tensions se sont multipliées parce qu’il ne comprenait pas que je voulais innover, créer, essayer de nouvelles techniques et entreprendre comme chaque chef d’exploitation. »

L’arrivée de ces nouvelles générations transforme aussi la perception du métier. De plus en plus d’aspirants agriculteurs recherchent un équilibre entre vie professionnelle et personnelle, ce qui peut parfois entrer en contradiction avec l’engagement total que les anciens ont toujours accordé à leur exploitation. « Les jeunes aujourd’hui qui veulent s’installer, ils ont souvent le conjoint ou la conjointe qui bosse à l’extérieur, donc eux, ils veulent avoir des vies normales, constate Ludovic Landais, de la Confédération paysanne. Ils veulent pouvoir partager la charge de travail, les astreintes les week-ends et avoir des vacances comme tout le monde. C’est une vraie différence par rapport aux générations qui sont en âge de partir, qui souvent, n’ont fait que ça toute leur vie. »

Repenser l’image du métier

Plus généralement, ce choc entre générations pose une question fondamentale : comment l’agriculture est-elle perçue par ceux qui la pratiquent au quotidien ? « On a travaillé avec des jeunes sur la préparation du projet de loi d’orientation agricole à travers différents ateliers, et ce qui en est ressorti, c’est qu’ils voulaient que le métier d’agriculteur soit un métier comme les autres, explique Alfred Gros, de la DRAAF. Mais on en est encore loin parce qu’on le voit bien, les agriculteurs ne se font pas de la pub quand ils disent qu’ils bossent comme pas possible, qu’ils ne touchent rien. Ça n’est pas comme ça qu’ils vont faire venir les jeunes. »

« L’agriculture, on la voit le plus souvent en train de pleurnicher » Philippe Voyer, conseiller installation à la Chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme

Même son de cloche du côté des professionnels de la Chambre d’agriculture. « Les agriculteurs, on les voit souvent quand ils manifestent, certes ils manifestent pour des avancées, mais après, l’agriculture, on la voit le plus souvent en train de pleurnicher, fustige Philippe Voyer, de la Chambre du Puy-de-Dôme. On ne montre pas assez les bons côtés de la profession. »

Les agriculteurs eux-mêmes sont conscients qu’il reste des progrès à faire pour donner une autre image du métier. « Si je suis le seul du village à avoir repris une ferme familiale, ce n’est pas grâce à l’image que mon père m’a donnée du métier, résume avec humour Clément Delavet, de Saint-Georges-sur-Allier. À force on s’enferme dans le négatif, ça renforce l’isolement et surtout ça ne crée pas de vocations chez les jeunes. »

Pourtant, des vocations et des installations, le monde agricole en a bien besoin. Alors que le renouvellement des générations s’impose comme une urgence, le projet de loi d’orientation agricole, porté en 2022 par l’ancien ministre de l’Agriculture Marc Fesneau, se voulait une réponse adaptée à la mesure de ce défi. Il prévoyait ainsi de répondre à un double enjeu : la transition écologique et … le renouvellement des générations agricoles. Brandi à plusieurs reprises par les gouvernements successifs, ce texte a été définitivement adopté le 20 février, après un accord entre députés et sénateurs, avant l’ouverture du Salon de l’agriculture. Plus qu’une réponse à court terme formulée face à la colère des agriculteurs, c’est une transformation profonde de la perception du métier qui s’impose, pour que demain, des vocations continuent à éclore et que la transmission des fermes ne soit plus un parcours semé d’embûches.

Clara Gazel