Relocalisation industrielle en AURA : une promesse économique mise à l’épreuve
Par Juliette AMEY
Face aux défis économiques mondiaux, la région Auvergne-Rhône-Alpes a mis en place un plan ambitieux de relocalisation industrielle en décembre 2021. Il devait permettre de renforcer sa souveraineté économique, créer des emplois et soutenir des entreprises locales innovantes. Trois ans après, les résultats sont mitigés.

La crise sanitaire de la COVID-19 a mis en lumière la dépendance de la France vis-à-vis des importations étrangères, notamment dans des secteurs stratégiques tels que celui de la santé, dans lequel les entreprises françaises pèsent de peu de poids face à la concurrence étrangère. « On a voulu produire des masques français, mais ils étaient tellement chers que même les enseignes françaises allaient les chercher en Chine », résume Faridah Djellal, professeure d’économie à l’université de Lille 1.
Face à ce défi, le gouvernement français a donc encouragé les initiatives de relocalisation, avec plusieurs plans tels que France 2030, en 2021, ou France Relance. Leur but : renforcer la souveraineté industrielle dans l’Hexagone. Très vite, la première région industrielle de France, Auvergne Rhône-Alpes (AURA, 16% des établissements industriels français selon l’Insee), va emboiter le pas de l’État, en adoptant un plan de relocalisation industrielle stratégique le 17 décembre 2021, accolé à un fonds d’investissement détenant 1,2 milliard d’euros. Avec ce dernier, elle se fixe un objectif clair sur six ans : atteindre les 30 000 créations d’emplois d’ici 2028.
Trois ans plus tard, quels résultats ? Fin 2024, 800 projets de relocalisation avaient déjà été accompagnés. « Là pour l’instant, on est à 14 000 emplois créés. À peu près à la moitié du chemin », avance Sonia Martin, directrice de l’économie, de l’emploi et de la relocalisation au sein de la région AURA. La collectivité soutient les starts up innovantes, mais pas seulement. « On a aussi beaucoup de mécaniciens, de plasturgistes, de sous-traitants divers, éclaire Sonia Martin. On veut vraiment qu’il y ait des nouveaux marchés qui soient pris. C’est notre objectif. »
Une des difficultés, c’est que la relocalisation n’est pas envisageable dans tous les secteurs. Comme l’explique l’économiste Faridah Djellal, « relocaliser les entreprises automobiles ou textiles qui sont au Maghreb ou dans les pays asiatiques, c’est de l’utopie. En revanche, là où on peut réfléchir, c’est sur quel levier l’État doit agir. » Pour comprendre les mécanismes de la relocalisation, et ses limites, L’Effervescent est allé à la rencontre de plusieurs entreprises locales qui ont bénéficié de ce soutien.
Des ruisseaux aux rivières
Chamatex est un petit groupe industriel français du textile, basé à Ardoix (Ardèche). Spécialisée dans la fabrication du tissu technique Matrix, destiné aux marques de chaussures de sport tels que Salomon, Millet ou Babolat, l’entreprise a lancé le projet ASF 4.0 en 2021, en partenariat avec le groupe d’innovation Zebra et la société d’ingénierie Siemens. Celui-ci a conduit à la création d’une usine automatisée juste à côté de la maison mère du groupe.
Sur les dix millions d’euros investis dans le projet, Chamatex a fourni près de six millions, dont un million sur ses fonds propres. Le groupe a également bénéficié d’aides financières, dont celle de la région, dans le cadre du plan de relocalisation, à hauteur de presque un million d’euros. Grâce à cet argent, la nouvelle usine ASF 4.0 a pu être équipée de machines de pointe. L’apparition de ce nouvel établissement a non seulement permis de moderniser le secteur, mais aussi de dynamiser l’économie locale en créant des emplois. « C’est l’usine de fabrication de chaussures de sport la plus moderne au monde. En Asie, ils mettent la colle à la main, chaussure par chaussure, avec un pinceau. Chez ASF c’est un robot qui applique la colle sur la semelle », explique Anaïs Brias, chargée du marketing et de la communication chez Chamatex Group. Malgré l’automatisation importante de l’entreprise, l’apparition de cette industrie dans le bassin annonéen a créé 90 emplois.
De plus, cette relocalisation industrielle bénéficie grandement aux marques françaises. « Avec ASF 4.0, elles ont une solution beaucoup plus flexible avec des délais de transport plus courts. Les consommateurs sont de plus en plus demandeurs de production éthique, durable et locale », conclut Anaïs Brias. À l’avenir, le groupe voudrait étendre sa production à l’échelle européenne.
À l’instar de Chamatex, Biose, une entreprise pharmaceutique innovante basée à Aurillac, qui propose des solutions thérapeutiques à base de bactéries, a vu le nombre de ses salariés grimper en flèche grâce au plan de relocalisation. « Si je prends l’effectif de 2020 et celui d’aujourd’hui, on est passé de 160 à 300 salariés », indique Bertrand Claux, le directeur des ressources humaines. Il y a plus de quatre ans, la société a développé un projet d’extension de ses locaux. Pour cela, l’industriel a reçu des aides de l’État dans le cadre du plan national France Relance, ainsi que de la région Aura. « La région a financé une partie de nos investissements d’outils de production », indique Bertrand Claux.
Sur les 30 millions d’euros perçus au total, la région a financé plus d’un million. En plus de l’enjeu de l’emploi, le DRH souligne l’importance de ce soutien pour le développement d’une stratégie de développement local. « On est persuadé qu’on n’a pas besoin de sortir de France pour être leader mondial. Il faut donc favoriser l’essor du territoire d’un point de vue économique, salarial et même social, défend Bernard Claux. On croit en la compétence de nos territoires. Chez nous, il y a un équipement, un savoir-faire, une histoire et des valeurs. »
« Pour Renault Trucks, on a perdu 2000 emplois entre 2012 et 2024 »
Et du côté des salariés, on en pense quoi, de la relocalisation ? Fabrice Fort travaille dans l’entreprise de fabrication de poids lourds Renault Trucks, au bureau d’étude moteur. À côté de cela, il est délégué syndical central de la CGT pour l’établissement de Lyon. Pour lui, pas de doute : « Quand on se bat contre la fermeture d’une entreprise, forcément qu’on est pour la relocalisation. » Mais encore faut-il qu’elle compense les suppressions d’emplois.
Malgré la création de nouveaux sites industriels, la réalité sur le terrain reste marquée par des fermetures d’usines et des pertes d’emploi dans des secteurs-clés, tels que les filières automobiles, médicales ou encore métallurgiques et électroniques. « On nous parle de relocalisation alors qu’on n’est même pas foutu de sécuriser les productions actuelles », proteste Fabrice Fort.
Le syndicaliste prend pour exemple les relocalisations annoncées pour 2026 concernant la production de paracétamol, tandis qu’en parallèle, plusieurs laboratoires multipliaient les arrêts de fabrication d’autres médicaments sur le territoire français, et notamment à Lyon. « Vous avez aussi des fermetures d’entreprises comme Luxfer, [fabricant de bouteilles d’oxygène], dans le Puy-de-Dôme, ou l’entreprise de sel Vencorex près de Grenoble », pointe-t-il. « À Renault Trucks, on a perdu 2000 emplois entre 2012 et 2024. Alors il y a effectivement quelques entreprises où l’emploi a augmenté mais c’est l’arbre qui cache la forêt », se désole Fabrice Fort.
D’autres secteurs stratégiques, comme la chimie ou la métallurgie, sont menacés par des fermetures sans réelle intervention de l’État. C’est le cas notamment pour l’usine Vencorex. « Ce que demande la CGT, c’est la nationalisation temporaire de l’entreprise, afin de pouvoir sécuriser les emplois pendant quelques temps, indique le syndicaliste. Le problème, c’est que c’est un choix capitaliste qui est fait, puisque le carnet de commandes est là. Le propriétaire décide de fermer et l’État laisse faire. »
Sécuriser les productions actuelles est ainsi devenu une priorité pour la CGT, avant de penser à relocaliser de nouvelles lignes de production. Le point de vue n’est toutefois pas partagé par l’économiste Faridah Djellal, pour qui le processus de destruction créatrice constitue la clé de l’avenir de l’industrie. « C’est la théorie de Schumpeter, on détruit pour mieux créer. Cela veut dire que l’on va aller chercher l’innovation. Et c’est sur cela que l’État doit agir pour pérenniser l’économie et la stabilité des industries », estime-t-elle.
Un manque de communication claire
Fabrice Fort met par ailleurs en doute les réelles intentions de la région quant à son plan de relocalisation industrielle. Depuis le lancement de ce plan, en 2021, le syndicat n’a été invité à aucune réunion organisée par la région AURA. « Depuis que Laurent Wauquiez est arrivé aux manettes, il ne connaît pas les organisations syndicales, représentantes de salariés. Donc, comme on n’a pas pu passer par la porte, on est passé par la fenêtre en obtenant une rencontre avec le préfet de région », raconte le syndicaliste. L’occasion pour eux de discuter du plan national France 2030 et des annonces de relocalisations régionales.
Sur les dix milliards d’euros d’investissement du plan France 2030, près de deux milliards sont alloués uniquement à la région AURA. Cependant, la destination et l’utilisation de la plupart de ces aides restent encore floues. « On se demande où va l’argent. La seule aide aux entreprises qui est tracée, c’est le Crédit d’Impôt Recherche (CIR). Pour toutes les autres recettes, nous n’avons aucune visibilité. Nous sommes aveugles, critique Fabrice Fort. On demande donc une transparence au niveau des élus politiques et des entreprises. » Enfin, pour relocaliser, le cégétiste voudrait que l’on se base sur une politique industrielle forte, comme pour le secteur de l’énergie dans l’après-guerre. « Ce qui a tiré toute la filière industrielle, c’est d’avoir à l’époque nationalisé l’électricité en créant EDF et GDF. Aujourd’hui, on est dans des logiques inverses », conclut-il.
Juliette Amey