Enquête. Gaspillage alimentaire : le grand malaise des supermarchés

Par Jocelyn AUCOUTURIER

Chaque jour, des tonnes de denrées encore consommables disparaissent des rayons des supermarchés… pour finir à la poubelle. Un paradoxe choquant à l’heure où des millions de Français peinent à se nourrir. Malgré des lois et les engagements affichés par la grande distribution, le gaspillage alimentaire reste un fléau bien ancré. Pourquoi ces pertes massives persistent-elles ? Quelles sont les véritables responsabilités des enseignes ? Et surtout, quelles solutions concrètes peuvent être mises en place ? Enquête sur une réalité souvent cachée, au cœur d’un système où l’abondance et les gâchis vont trop souvent de pair.

Des produits au sol sortis d’une poubelle, sont photographiés par des membres d’une association.
Des associations relèvent le gaspillage alimentaire dans les poubelles d’un supermarché de l’Allier. Un phénomène malheureusement trop répandu. Crédits : D. R.

Des poubelles entières remplies d’œufs et de viandes hachées, des seaux entiers remplis de lait fermenté, ou encore des cagettes de fruits pleines, jetées dans des poubelles noires … c’est ce que j’ai vu durant les trois étés où j’ai travaillé au sein d’un Carrefour Market. J’étais employé de libre-service, c’est-à-dire que j’effectuais principalement la mise en rayon des produits. Durant ces trois étés, je m’occupais du rayon liquide (soda, eau, et alcool), où le gaspillage n’est quasiment pas présent puisqu’il est rare de jeter une boisson à cause d’une date de péremption passée. On ne jette la boisson que si elle est tombée et s’est ouverte ou alors si elle a été entamée en magasin par des clients, mais ces deux cas de figure sont extrêmement rares. A l’inverse, j’ai remarqué que certains rayons comme le frais, la pâtisserie, ou encore les fruits et légumes, gaspillaient énormément de produits et remplissaient des poubelles entières de produits alimentaires.

Ça m’a toujours intrigué et énervé qu’on puisse gaspiller autant d’aliments qui pourraient notamment servir à des personnes dans le besoin. Lorsque je le faisais remarquer aux collègues en charge de ces rayons, les seules réponses étaient « la date de péremption est passée, on est obligés de jeter », ou alors « le produit a du mal à se vendre, on est obligés de tout jeter ». Outre l’aspect économique du gaspillage, qui entraîne un manque à gagner conséquent pour les patrons des supermarchés qui ont acheté le produit, mais ne le vendent pas, ce phénomène a également un impact environnemental conséquent puisqu’il représente à lui seul, en 2024, 3 % des émissions de gaz à effet de serre de l’activité nationale, d’après le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Un chiffre important qui pousse aujourd’hui les supermarchés à réfléchir et les consommateurs à revoir leur manière de consommer.

2.3 millions de tonnes par an

La grande distribution en France gaspille chaque année des centaines de milliers de tonnes de produits alimentaires non consommés ou encore emballés, quand un individu sur sept sur la planète souffre de malnutrition. Ou tout simplement à l’échelle nationale : cette année encore, les Restos du Cœur vont ouvrir leurs portes à plus d’un million de Français. C’est un constat inquiétant et surtout une situation à laquelle il faut trouver une solution rapide, efficace et économique.

Pour bien comprendre le phénomène et la problématique à laquelle nous faisons face, voici quelques chiffres clés collectés en France et dans le monde. Selon un rapport de l’ADEME, l’Agence de la transition écologique, la France jette chaque année dix millions de tonnes d’aliments consommables dans les poubelles. Soit un gaspillage estimé à une valeur totale de seize milliards d’euros, qui aurait pu servir à nourrir des personnes dans le besoin. Toujours selon cette agence, 23% de ce gaspillage alimentaire, soit 2,3 millions de tonnes, survient au moment de la distribution par les grandes surfaces, hard-discounts et autres commerces de proximité. Un autre chiffre parlant, c’est qu’en moyenne, chaque supermarché jette 20 kilos de nourriture par jour, d’après Consoglobe. Au niveau écologique, ces pertes alimentaires de la distribution représentent 800 000 tonnes de CO2, et au niveau économique, quelque 4,5 milliards d’euros par an.

Le gaspillage alimentaire concerne presque toutes les catégories d’aliments. En moyenne, les légumes (25 %), les céréales (24 %) et les fruits (12 %) sont les aliments les plus gaspillés dans le monde. En ce qui concerne le gaspillage alimentaire dans les ménages et la grande distribution, les légumes, les céréales et les fruits sont suivis par les racines et les tubercules (9 %), les produits laitiers et les œufs (7 %) et la viande et le poisson (6 %). En France, ces déchets alimentaires sont composés à 43 % de déchets comestibles, assimilés donc à du gaspillage alimentaire.

La réglementation européenne définit comme denrée alimentaire, « toute substance ou produit, transformé, partiellement transformé ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d’être ingéré par l’être humain ». Ces denrées comprennent également les parties non-comestibles, telles que les os attachés à la viande destinée à la consommation humaine, les peaux de certains fruits et légumes ou les coquilles d’œufs. Les déchets alimentaires comportent ainsi une fraction comestible et une autre non-comestible. En France, le gaspillage alimentaire est défini par la loi comme « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à une étape de la chaîne alimentaire est perdue, jetée ou dégradée ». Le gaspillage alimentaire est ainsi assimilé à la fraction comestible des déchets alimentaires.

Aux racines du gâchis : pourquoi les supermarchés jettent tant ?

Si, en tant que consommateurs, nous avons tous au moins une fois jeté de la nourriture, peut-être parce que la date limite est trop proche ou dépassée ou encore parce que l’aliment a trop traîné dans notre placard, qu’en est-il des autres acteurs de la chaîne de production des aliments‍ ? Pourquoi un supermarché jetterait-il des aliments encore consommables dans les poubelles ?

Les raisons du gaspillage alimentaire dans la grande distribution sont multiples. D’abord, la plupart des directeurs de supermarchés pointent du doigt le même problème : les industriels et la durée de vie des produits. Pour Dimitri Burdin, directeur d’un Intermarché à Montluçon, ces derniers sont responsables du gaspillage et forcent les supermarchés à consommer leurs produits : « Avec Danone, lorsque je casse un yaourt, car la date de péremption est passée, ils savent très bien que je vais le recommander et donc leur donner de l’argent. » Il ajoute également : « Ils font ça pour gagner de l’argent là où, nous, on en perd. Ils font exprès de mettre des dates limite de consommation (DLC) courtes, alors que les produits pourraient aller plus loin, au moins 10 jours, particulièrement dans l’ultra-frais. »

Une raison qu’évoque également Gérald Moureau, directeur de l’Intermarché La Rotonde à Ceyrat, selon qui l’injustice est de mise. Lui aussi prend pour exemple la firme Danone : « Aujourd’hui, ils [Danone, nldr] ne sont pas corrects vis-à-vis des supermarchés français et proposent des DLC beaucoup trop courtes, pour nous forcer à racheter leurs produits rapidement et ainsi générer un maximum de profit ». Un phénomène d’autant plus révoltant à ses yeux que l’exemple des DOM-TOM atteste, selon lui, de la duplicité de l’industriel. « Les produits frais, comme les yaourts que Danone envoie là-bas, partent avec une DLC de 3 semaines supplémentaires comparée à la France. Cela prouve bien qu’en France, leurs produits sont consommables au-delà de la date indiquée et qu’ils la raccourcissent volontairement », signale-t-il. Mais les industriels ne sont pas les seuls fautifs.

Parmi les autres raisons du gaspillage alimentaire dans la grande distribution, il faut aussi pointer du doigt une mauvaise gestion des stocks ou des commandes pour éviter à tout prix la fameuse rupture de stock. En grande distribution, « la casse » regroupe l’ensemble des produits qui n’ont pas pu être vendus. C’est un fait qui est très souvent remarqué, au point que certains le qualifieraient même d’inévitable pour un business rentable. En effet, comme l’évoque Dimitri Burdin, « un client qui trouve du pain, mais pas son fromage habituel préférera tout acheter la prochaine fois auprès du supermarché d’à côté », et ça, il n’en est pas question pour le directeur du magasin Intermarché.

Les grandes surfaces préfèrent avoir des produits invendus plutôt que de perdre un client à cause d’un rayon vide. Elles vont donc tout remplir à ras bord pour tenter de maintenir la clientèle, mais, à un moment donné, il y aura forcément des surplus, qui finissent malheureusement dans les poubelles. Pour les grands magasins, les invendus représentent environ 1 à 3 % du chiffre d’affaires. Bien qu’ils soient conscients de ce manque à gagner et tentent au mieux de le combler, certains facteurs viennent compliquer la situation, alourdissant davantage le poids de la casse.

L’un d’eux est la saisonnalité des produits. David Pires, responsable du magasin Auchan à Domérat, explique ce problème : « Les produits saisonniers sont ceux qui sont associés à une fête, tels que les chocolats de la Saint-Valentin, les friandises pour Halloween ou encore les gâteaux et foie gras de Noël. En raison de la forte demande pendant ces périodes, on s’approvisionne suffisamment en stock pour pouvoir servir tout le monde. Mais généralement, une fois les périodes de fête passées, une bonne partie des produits reste invendue. » Il en est de même pour certains produits qui ont un emballage ou un packaging particulier et propre à des événements importants, comme des bières aux couleurs nationales à l’occasion de la Coupe du Monde. Une fois l’événement terminé et le calme revenu, les supermarchés ont du mal à écouler ces produits.

L’innovation et le pari risqué de la mise sur le marché de nouveaux produits sont aussi des causes de gaspillage alimentaire puisque, parfois, ces nouveautés ne plaisent pas à la clientèle et restent donc invendues. L’histoire retiendra récemment le ketchup vert de Heinz ou encore le Coca-Cola Blak, à base de cola et de café. Enfin, les produits abîmés et le comportement des consommateurs peuvent aussi expliquer le gaspillage. En effet, lors du transport, de la livraison ou de la manipulation des produits alimentaires, ceux-ci peuvent être abîmés et rendus ainsi non éligibles à la vente. De plus, un produit abîmé par trop de manipulations (fruits et légumes) ou retiré d’un rayon par la clientèle et dont la chaîne du froid n’est pas respectée, est automatiquement jeté par le personnel de vente.

Une addition salée pour la planète et la société

Le gaspillage alimentaire dans la grande distribution dépasse de loin le simple fait de jeter les produits invendus. Ses conséquences se répercutent sur l’environnement, l’économie et la société dans son ensemble. De la déforestation à l’épuisement des ressources en passant par une précarité alimentaire croissante, ce problème soulève des enjeux majeurs. Selon un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), un quart à peine des denrées alimentaires gaspillées sur le plan mondial aurait suffi à éradiquer les problèmes de famine et de malnutrition dans le monde. Soit près de 690 millions de personnes, adultes comme enfants, qui trouveraient suffisamment de nourriture pour quitter leur situation d’insécurité alimentaire.

L’échelle de l’insécurité alimentaire montre les dangers et les conséquences de cette problématique.
Jeter des aliments non consommés ou des restes de repas constitue un véritable problème social, quand de nombreuses personnes vivent dans l’insécurité alimentaire. Crédits : D. R.

Par ailleurs, ce gaspillage alimentaire entraîne d’énormes gaspillages de ressources naturelles. Chaque année, c’est 28 % des terres agricoles et 25 % de l’eau douce qui sont utilisés pour produire des denrées alimentaires qui se retrouveront ensuite broyées ou jetées en poubelle. Selon l’ADEME, le gaspillage alimentaire en France représente environ 3 % des émissions nationales de gaz à effet de serre (GES), soit l’équivalent de l’empreinte carbone de plusieurs millions de véhicules. Au niveau mondial, ce chiffre monte à 10 %. Les grandes surfaces, bien qu’elles redistribuent une partie des invendus, restent des points névralgiques du problème. « Chaque yaourt jeté, c’est de l’énergie, du transport et de l’eau parties en fumée. Le problème, ce n’est pas seulement ce qu’on voit dans les bennes, mais tout ce qui a été mobilisé pour produire ces produits jetés », explique Marie Mourad, sociologue spécialisée dans l’alimentation durable et la réduction des gaspillages en France et aux États-Unis.

Chaque année, d’énormes étendues de terres sont déforestées, des habitats naturels sont rasés, entraînant un déséquilibre de notre écosystème et la destruction de certaines espèces animales. Ce sont aussi des pesticides et autres produits chimiques qui sont utilisés dans la chaîne de production, polluant ainsi nos sols et nos cours d’eau. Le rapport de la FAO sur l’émission de GES est alarmant : chaque année, le gaspillage alimentaire dans le monde entraîne 1,5 gigatonne de CO2 déversé dans la nature. S’il fallait l’assimiler à un pays, le gaspillage alimentaire serait la 3e nation la plus pollueuse du monde.

Hormis les impacts environnementaux, le gaspillage alimentaire entraîne également des problèmes économiques et une fracture sociale. D’abord, il coûte cher, non seulement aux supermarchés eux-mêmes, mais aussi à la société. Les coûts liés à la destruction des revenus, à la gestion des déchets et à la production supplémentaire pour compenser les pertes finissent par se répercuter sur les consommateurs …

D’un côté, des tonnes de nourriture finissent dans les bennes chaque jour ; de l’autre, des millions de Français vivent en situation de précarité alimentaire, et dépendent d’associations comme les Restos du Cœur pour se nourrir. « Alors que des millions de Français peinent à remplir leur frigo, et viennent nous demander de l’aide, voir des tonnes de nourriture partir à la benne est révoltant. Il reste encore beaucoup à faire pour récupérer plus de produits et les redistribuer efficacement », déplore Mireille Boulmé, responsable de l’antenne des Restos du Cœur de Commentry. Mais, en réalité, quelles sont les actions menées ou non par la grande distribution pour lutter contre le gaspillage alimentaire et tous ses impacts ?

Différentes actions mais pour quels résultats ?

Pour lutter contre le gaspillage alimentaire, les enseignes multiplient les opérations, ce qui leur permet d’économiser parfois ce qui représente jusqu’à 2.5 % de leur résultat. Les actions « anti-gaspi » ont progressé l’an dernier dans les grandes surfaces, à 7,2 par magasin en moyenne contre 5,4 en 2017. La plupart des directeurs interrogés soutiennent avoir mis en place des actions pour réduire la casse et le gaspillage, dont certaines sont vérifiables en magasin.

Parmi les outils privilégiés, on retrouve principalement le stickage, qui consiste à adosser une remise exceptionnelle à un produit dont la fin de vie approche. Cela permet au distributeur de réduire la casse et ainsi sauvegarder les marges. Une autre pratique réalisée par une majorité des magasins est le don aux associations, qui est encadré depuis 2016 par la loi Garot, et qui permet aux magasins d’écouler les invendus alimentaires. La plupart du temps, ces dons sont directement réalisés aux Restos du Cœur. « On reçoit environ 2 700 kg de produits alimentaires par semaine, ce qui peut paraître énorme, mais une fois redistribué et réparti dans l’ensemble du département, ça fait peu et il faudrait encore un peu plus », analyse Pascale Maffre, responsable des Restos du cœur de l’Allier.

Une autre pratique qui tend à se généraliser concerne des bacs où les produits frais du jour sont soldés. « Il n’y a rien qui se perd, rien qui se jette, on solde tout le frais quand ça arrive à date limite. Aujourd’hui, l’opération solde dans les bacs, c’est ce qui marche le mieux », se félicite Gérald Moureau, directeur d’un Intermarché. Même constat du côté de Carrefour Market de Commentry, où Mélanie, responsable du rayon frais, explique que les gens viennent le matin à l’ouverture exprès pour profiter des remises de 50 % sur les produits frais : « On a créé le bac zéro gaspi, ce qui est notre plus grande réussite en matière de lutte contre le gaspillage. Certains matins, je n’ai pas fini de solder certains produits, que les clients me les arrachent des mains ! » L’efficacité de cette pratique est de plus en plus reconnue par les grandes surfaces qui n’hésitent pas parfois à la décliner à d’autres rayons.

En interne, certains patrons de supermarchés optimisent de plus en plus leurs commandes afin de gaspiller le moins possible. Cette pratique est apparue depuis quelques années et vise entre autres à diminuer le nombre de références proposées à la vente afin de limiter le risque d’invendus. Une efficacité compliquée à mesurer et qui est souvent remise en cause par les nouveaux produits que proposent les industriels.

Enfin, des initiatives collaboratives ont vu le jour entre les grandes surfaces et certaines applications, pour transformer les invendus en ressources utiles. Par exemple, Too Good To Go met en relation ses utilisateurs avec des supermarchés pour proposer des invendus à prix réduit sous forme de panier. « C’est une réussite, en huit ans nous avons réussi à sauver plus de 80 millions de repas, grâce à nos 45 000 partenaires et 17 millions d’utilisateurs », explique Luisa Ravoyard, de l’application. Une réussite également pour les patrons qui, à l’image de Dimitri Burdin, proposent des paniers sur l’application tous les soirs. « Le soir vers 17h00, je mets en ligne des paniers initialement de 12 ou 15 euros sur Too Good To Go ; à 17h02, ils sont vendus à 2 ou 3 euros, ça part très vite, et nous ne gaspillons rien », explique-t-il. Une méthode gagnante aussi bien pour les consommateurs qui achètent à prix réduits, que pour les grandes surfaces qui se débarrassent des invendus sans les gaspiller et valorisent ainsi entre 5 et 10 % de leur casse.

Mais les patrons de magasin restent très critiques. S’ils considèrent que les actions en place visent à réduire le gaspillage alimentaire, pour beaucoup d’entre eux, c’est encore « beaucoup trop de gaspillage tous les jours ». Certains, comme Arnaud Fumet, directeur du Leclerc à Bellerive-sur-Allier, ne sont pas satisfaits et ne se trouvent pas assez encouragés dans leur démarche : « La prise de conscience est réelle, mais on attend aussi des moyens pour optimiser cette gestion », a-t-il réagi en faisant référence aussi bien à la formation, mais aussi aux nouvelles technologies qui permettent aux magasins de mieux mesurer leur gestion. Même si la grande distribution tend de plus en plus à prendre des mesures pour réduire le gaspillage alimentaire, certains résultats restent encore timides face à l’ampleur du problème. D’autres solutions pourraient enrayer le problème.

Vers plus de fermeté législative

Malgré des efforts et différentes actions engagées, le gaspillage alimentaire reste encore un fléau aujourd’hui. Face à ce constat, quelles autres solutions pourraient être mises en place pour réduire significativement les pertes ? Plusieurs pistes sont envisagées, et notamment une plus grande fermeté au niveau des lois. Depuis 2016, deux lois ont été mises en place pour limiter ce phénomène. D’abord, la loi Egalim, qui impose aux restaurateurs, depuis 2021, l’obligation de fournir des « doggy bags » aux clients souhaitant emporter leurs restes, et surtout la loi Garot, qui s’adresse aux industriels, qui oblige les grandes surfaces à donner les denrées alimentaires sur le point d’être jetées à des associations, et interdit de détruire les denrées consommables.

Cette loi est cependant très critiquée par différents acteurs, car si elle peut paraître de bon sens au premier abord, elle contribue en réalité, par son détournement, à la surproduction. En effet, les supermarchés auront tendance à acheter de grandes quantités auprès des industriels et donc à les faire surproduire afin d’écouler par la suite le plus de denrées possibles auprès des associations, parfois même des denrées inutilisables, pour bénéficier de réductions d’impôts. Un système pervers mais pratiqué par de nombreux patrons, que dénonce la sociologue Marie Mourad. « Souvent, ils [les supermarchés, ndlr] se servent des dons pour redorer leur image auprès de tous, mais surtout pour les avantages fiscaux derrière. C’est une forme d’hypocrisie de leur part, puisque généralement, une fois le seuil maximal atteint dans la réduction d’impôts, ils arrêtent de donner et considèrent que c’est un gain de temps », déplore l’autrice du livre De la poubelle à l’assiette : contre le gaspillage alimentaire.

De plus, l’application de cette loi reste inégale et certains acteurs trouvent des moyens de contourner l’obligation. « Aujourd’hui, cette loi est une réussite, car elle a permis depuis 10 ans de réduire le gaspillage et d’empêcher son augmentation, mais elle est encore perfectible et nécessite quelques réajustements », convient Guillaume Garot, député de la Mayenne et initiateur de la loi en 2016.

Une des améliorations possibles, serait d’élargir l’obligation de dons aux plus petites surfaces, car aujourd’hui, elle concerne seulement les supermarchés de plus de 400 m2. Il faudrait également renforcer le suivi et la transparence, en obligeant les enseignes à publier un bilan de la gestion des invendus et surtout en imposant des sanctions plus strictes pour ceux qui ne respectent pas la loi. D’autres solutions seraient de mieux organiser la chaîne logistique, avec une meilleure gestion des stocks et notamment grâce à l’intelligence artificielle. Des algorithmes prédictifs analysent les tendances de consommation pour éviter les surstocks, et l’étiquetage intelligent permet de modifier les dates de péremption en fonction des conditions de conservation. Deux mesures que l’on retrouve notamment au Auchan de Domérat et qui ont un impact significatif. « On utilise l’IA depuis deux ans et il est vrai que cela à un coût et n’est pas donné, mais en contrepartie nous avons bien réduit nos pertes sur les produits frais. Il est plus facile pour nous de s’adapter aux tendances du consommateur », explique David Pires, directeur du magasin.

Enfin, il faudrait également sensibiliser et responsabiliser tous les acteurs de la chaîne alimentaire. Au-delà des réglementations et des innovations, un changement de mentalité est nécessaire, aussi bien chez les distributeurs que chez les consommateurs. « Le gaspillage est un problème systémique qui implique toute la chaîne, du producteur au consommateur. Pour le résoudre, il faut que chacun assume ses responsabilités », analyse Marie Mourad. Pour ce faire, il faut former les employés des supermarchés, encourager les consommateurs à changer leurs habitudes, en luttant contre l’obsession des dates de péremption strictes et en valorisant les produits dits moches ou proches de la DLC, et renforcer l’éducation alimentaire dès l’école, en sensibilisant les jeunes générations à l’importance de la lutte contre le gaspillage.

Si des solutions existent, leur efficacité dépendra cependant de la volonté réelle des enseignes, des politiques publiques et des consommateurs. Lutter contre le gaspillage alimentaire n’est pas qu’une affaire de bonnes intentions : c’est une nécessité économique, écologique et éthique. La prise de conscience est là, mais le passage à l’action doit s’accélérer. Reste à savoir si la grande distribution saura transformer ses promesses en actes concrets, ou si elle continuera à jeter, avec ses invendus, une partie de sa crédibilité.

Jocelyn Aucouturier